"Zig et zig et zag la mort en cadence, frappant une tombe avec son
talon..." Son talon ? Non. Son sabot ! Camille Saint-Saëns, compositeur
de la Danse macabre en 1874, n’aurait pas pris ombrage d’une telle
modification de son poème symphonique. Bartabas et Zingaro ont osé. En
s’attaquant à la thématique de l’au-délà, le célèbre créateur et
l’académie du théâtre équestre rendent une copie unique. Dans la forme
tout d’abord. Il fallait s’y attendre en voyant trôner, majestueux, au
milieu du parc de Parilly, ce chapiteau noir. Une impression de fête
foraine saisit alors le spectateur. Va-t-il entrer dans le palais des
glaces ou dans le train fantôme ? Nenni. La bouche qui l’aspire à
l’intérieur du tombeau est l’antichambre d’un enfer voluptueux. Pas de
Charon, pas de Styx à traverser. Un simple escalier à monter, pour mieux
redescendre vers la scène. Au-dessus des gradins, entourant la tribune,
un anneau, où tournent dans une pénitence joyeuse artistes et chevaux,
renforce la sensation de chaos organisé. Pris entre la piste et
l’anneau, dans cette double scénographie, le spectateur devient
prisonnier. Pendant près d’une heure trente, il végète entre ces deux
cercles de l’enfer. Son regard est aspiré par le haut et par le bas. Il
peut rarement se fixer. La mort éveille ses sens, le maintient en alerte.
Il est arrivé, malgré lui, dans le monde des squelettes. Et il en
ressortira différent.
Traiter de la mort n’est pas forcément cérémonial, pompeux ou...
mortifère. La paradigme de Calacas est le folklore mexicain. Les
squelettes (calacas en mexicain des faubourgs) prennent le pouvoir. Ils
sont l’alpha et l’oméga du spectacle, s’animent dans une esthétique
joyeuse et rigolarde. Le tout au son des chinchineros, ces
hommes-orchestres dont les percussions fracassent les sonorités
académiques. Ils sont deux sous le chapiteau (Pepa et Luis Toledo)
accompagnés d’autant de joueurs de tambours (Sébastien Clément et
François Marillier), dont les roulements rappellent l’imminence d’un
péril. Lequel ? Celui pour le vivant de se débarrasser de ses oripeaux
de mortel, de ses contingences sociales de son goût de l’apparence.
Perdus au milieu de la scène, des dindons glougloutent une dernière fois
au milieu des squelettes, dans un dernier souffle allégorique de
vanité. Place à la mort qui s’anime et prend le pouvoir. Cette mort qui
danse grâce aux chevaux. Les équidés baladent des écuyers grimés en
squelettes, dans la fougue de leurs galops répétés. A terre, ces mêmes
squelettes sont dégingandés, désarticulés. Leur danse devient absurde, dégoulinante.
Elle rappelle les conventions obséquieuses qui régulent l’ici-bas. Mais
sur leurs destriers, ces squelettes deviennent fougueux, majestueux.
Chez Bartabas, la vie abîme, la mort ressuscite. Une transmutation
alchimique, rendue possible par un seul truchement : le cheval. Les
montures sont autant de Virgile qui accompagnent ces Dante désarçonnés
par leur nouvelle condition.
La performance est bluffante. Tous les costumes, pensés par Laurence
Bruley, sont inspirés des traditions mexicaines. Réalisés par neuf
costumiers, ils ont nécessité des heures d’ouvrage. Cette précision des
étoffes concoure au rendu général. Sur la piste et sur l’anneau, ce sont
huit cavaliers, dont trois femmes, qui se succèdent dans les différents
tableaux. Les masques qui reproduisent les
crânes, signés Cedric Kretschmar, sont clairement disproportionnés et les tissus qui habillent
certains morts semblent ostensiblement précieux. Derniers reliquats
d’orgueil de ces tas d’os, devenu égaux dans l’au-delà. Leurs mâchoires
claquent au rythme de ce tourbillon. Traduisent-elles la moquerie ou
l’angoisse ? L’interprétation reste à la discrétion du spectateur. Mais
cette danse macabre, que Jean Renoir avait déjà reproduite comme un
avertissement à ses contemporains dans son film La Règle du Jeu en 1938,
figure la mort d’une société moribonde. La nôtre ? Sans doute.