Jean-Antoine Morand a beau avoir dédié sa vie à Lyon, il n'est pas né entre Rhône et Saône. Originaire de Briançon où résident ses parents, il est issu d'une famille d'hommes de loi. Son père est avocat, mais le jeune Jean-Antoine prend une autre voie. Après des études de peinture à Paris, il arrive à Lyon en 1744 à l'âge de 17 ans.
D'abord peintre et décorateur, il s'établit peu à peu comme architecte. Une évolution décisif pour Morand, qui rencontre ainsi Jacques-Germain Soufflot. Ce dernier lui demande de travailler sur les décors du théâtre de Lyon, situé alors à l'endroit où s'élève aujourd'hui l'Opéra.
Soufflot est un grand architecte français, l'un des professionnels majeurs du style néoclassique. Il est à l'origine des plans de l'Hôtel-Dieu, puis du Panthéon à Paris.
Morand propose un dessin très sûr, fin et léger pour les décors du théâtre de Lyon. Il aime aussi la peinture décorative, les décorations florales et de personnages.
Le chantier dure près de deux ans et demi. Et lors de l'inauguration du théâtre le 30 août 1756, Jean-Antoine Morand apparaît alors comme le maître d'oeuvre.
Le voilà architecte et promoteur, à la réputation grandissante. Et lorsqu'en 1757 s'ouvre un autre grand chantier lyonnais, il est logiquement associé au projet de construction du quartier Saint-Clair.
Il s'agit d'urbaniser un terrain totalement vierge situé sur les pentes de la Croix-Rousse, de la place Tolozan jusqu'à l'actuel tunnel.
Trois associés financent ce chantier : Soufflot, un autre architecte Melchior Munet et le négociant Léonard Millanois. Mais leurs capitaux ne sont pas suffisants pour le mener à bien. Et Morand est invité à entrer dans l'affaire. Il achète une parcelle, construit un immeuble dessus, le revend, puis construit un deuxième immeuble… Le chantier dure ainsi une dizaine d'années.
On peut encore voir ces immeubles classiques de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les façades sont parfois banales mais ce sont de belles constructions. A l'intérieur : une cour, un escalier central et de beaux appartements, avec de grands salons et des salles à manger.
La ruée vers l'Est
Pendant qu'il travaille sur le quartier Saint-Clair, Morand a une idée très importante pour l'avenir urbanistique de Lyon. La ville étouffe dans ses murs car son extension est bloquée par le Rhône.
Lyon se limite en gros à la Presqu'île, et à une petite zone tassée entre le bas de la colline de Fourvière et la Saône. L'urbanisation s'arrête à Bellecour, puisque celle d'Ainay est alors en cours. Et au nord, Lyon est bloquée par le boulevard et les remparts de la Croix-Rousse.
La ville se développe et elle a un besoin urgent d'espace.
Deux projets sont sur la table. Celui d'étendre Lyon par le sud en agrandissant la Presqu'île par l'adjonction d'une île au milieu du conflit et en repoussant le confluent jusqu'à La Mulatière. C'est le projet d'Antoine Michel Perrache.
Et celui de Jean-Antoine Morand, à savoir urbaniser la rive gauche du Rhône, qui était alors une grande plaine agricole inondable.
Mais les notables et le clergé voient d'un très mauvais oeil le rêve de Morand. Notamment parce que l'Hôtel-Dieu et le Chapitre de Saint-Jean ont des droits à caractère seigneuriaux sur ces terres qu'il souhaite urbaniser. Le recteur François Brac s'oppose donc farouchement aux velléités de l'architecte.
L'Hôtel-Dieu avait commencé à exploiter ses terrains en installant deux bacs à traille sur le Rhône. Et cela lui rapportait de l'argent.
De plus, une allée perpendiculaire au Rhône avait été aménagée, il s'agit de l'actuel cours Vitton où étaient installées les guinguettes. C'est un lieu de promenade et d'amusement pour les Lyonnais le dimanche.
Au bout de cette allée se trouvait un grand pré, nommé pré Deschamps. Puisqu'il n'appartient pas à l'Hôtel-Dieu, Jean-Antoine Morand en fait l'acquisition en 1765. Mais le recteur Brac ne se laisse pas faire, et fait construire un immeuble bloquant l'accès au pré Deschamps, pour bien montrer son opposition irréductible au développement de la rive gauche du Rhône. A Lyon, on l'appelait "L'Hôtel de la Vengeance".
Jean-Antoine Morand va pouvoir compter sur le soutien de Henri Bertin, ministre puissant au sein du gouvernement et ancien intendant de Lyon, l'équivalent aujourd'hui du préfet. Les deux hommes se sont bien connus lors de son passage dans la capitale des Gaules. Et de surcroît, Bertin a la Généralité de Lyon dans ses attributions ministérielles.
Convaincu par le projet, il obtient en 1772 l'arrêt du Conseil royal donnant l'autorisation d'ouvrir le chantier de la rive gauche. Mettant ainsi fin à une bataille locale de six ans.
Le pont de la rivière Couac
Mais les travaux ne démarrent pas immédiatement, puisqu'il faut un pont. Or, à l'époque, un seul pont permet de traverser le fleuve. Et le pont de la Guillotière est trop éloigné pour desservir le futur quartier des Brotteaux.
Et Morand se heurte cette fois à l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, Jean-François Lallié, qui fait des difficultés. Mais l'architecte a rapidement le dernier mot et obtient son autorisation pour un nouveau pont.
Son projet est titanesque, et il n'a pas les capitaux nécessaires pour le financer. Jean-Antoine Morand crée donc une compagnie avec des associés qui fournissent l'argent pour lancer le chantier. Pour rembourser ses créanciers, il a l'idée d'un péage installé sur le nouveau pont. Un système courant, qui sera d'ailleurs dupliqué sur tous les futurs ponts du Rhône jusqu'en 1865.
Morand dirige lui-même la construction du pont, dont les travaux s'éternisent sur quatre années. Pour négocier l'achat de bois, il part en personne en Franche-Comté, armé de pistolets au cas où l'opération tourne mal… Il s'installe quai Saint-Clair pour surveiller ses ouvriers à la longue vue !
Pour le quartier des Brotteaux, Morand avait imaginé en 1766 un plan révolutionnaire qui présentait Lyon prise dans un cercle. L'intérêt de cette organisation, c'est qu'elle n'empilait pas bêtement des rues, mais accordait aux quartiers des affectations précises, avec des zones industrielles, des zones de loisirs… On devinait alors sur ce plan l'actuelle place Maréchal-Lyautey, la place Kléber, le cours Franklin Roosevelt…

L'essentiel du quartier n'a pu être construit qu'après la Révolution. Jean-Antoine Morand fait d'abord construire deux maisons aux Brotteaux, dont la sienne. Puis il fait ériger un bâtiment pour accueillir une loge maçonnique. Et enfin quelques îlots au bord du Rhône.
Si c'est le chantier de sa vie, Morand multiplie en parallèle les projets. Très imaginatif, curieux et astucieux, l'architecte est fortement sollicité. L'archevêque de Lyon lui demande ainsi de réaliser des travaux d'urbanisme autour de la cathédrale Saint-Jean. Il construit aussi une digue de retenue sur le Gier, la grenette du Pont-de-Vaux dans l'Ain et débutera le quartier des Célestins à Lyon.
On fait aussi appel à ses services pour rénover et reconstruire des châteaux médiévaux comme celui de Passin en Isère ou de Poleymieux-au-mont-d'Or.
Sa réputation est internationale, le grand duc de Parme lui demande de venir travailler à la construction du théâtre de sa ville.
Une évolution sociale malgré la bourgeoisie qui le boude
Jean-Antoine Morand est aussi un passionné d'histoire de l'art. Il constitue d'ailleurs une collection importante de dessins et de gravures.
Il a épousé la fille d'un notaire lyonnais, Antoinette Levet, qui lui apporte une dot de 39 000 livres. Très enjouée et intelligente, elle le seconde dans ses affaires. Elle suit les travaux lorsqu'il est en déplacement, et lui écrit pour le tenir au courant de tout, y compris des ragots de Lyon.
Avec sa femme et ses enfants, il vit dans une certaine aisance, mais sans opulence. L'argent ne le fascine pas, il en a simplement besoin pour lancer ses projets. D'ailleurs, il donnera de son vie une grande partie de sa fortune à ses descendants.
S'il ne parvint jamais à intégrer la bourgeoisie lyonnaise, Jean-Antoine Morand a permis à ses enfants de réaliser une véritable percée sociale. Son fils est devenu magistrat, et même procureur du roi au bureau des finances de Lyon en 1785. Quant à sa fille, il l'a mariée à un conseiller au parlement de Grenoble.
Pour le fils d'un avocat modeste de Briançon, c'est une belle évolution sociale !
Quand arrive la Révolution, Jean-Antoine Morand l'accepte, comme la plupart des Lyonnais au début. Au fond, ça ne l'intéresse pas. Il préfère suivre ses chantiers, comme en janvier 1789 lorsque le Rhône gèle et que son pont est menacé par les blocs de glace qui risquent de l'emporter. L'architecte se dresse alors sur l'une des piles du pont, s'écriant : "Si le pont de bois tombe, je tomberai avec lui !".
Son opinion, ainsi que celle d'une majorité de Lyonnais, change lorsque la Convention opère sa centralisation tyrannique. Et lors du siège de Lyon, il se range aux côtés des insurgés. La tâche lui est confiée de protéger son pont contre les bateaux chargés de brûlot que les assaillants lâchaient en amont.
Mais après la chute de la ville, la Terreur commence. Et Morand est arrêté. S'il s'est défendu comme il a pu, il est condamné à mort puis guillotiné le 24 janvier 1794.
Quant au pont Morand, il a été détruit et reconstruit plusieurs fois, mais enjambe toujours fièrement le fleuve, accueillant même le métro A, caché dans son tablier.
Jean-Antoine laisse sur Lyon l'empreinte d'une grande inflexion urbanistique qui a permis de traverser le Rhône et s'étendre sur la rive gauche. Son projet fou sera toutefois réalisé bien après sa mort. S'il n'était pas un grand architecte, il fut un urbaniste et un promoteur révolutionnaire. Il fallait être un homme utile, faire des choses utiles, c'était vraiment l'esprit du XVIIIe siècle. Et Morand fut un homme de son siècle.
louis XVIII!
Signaler Répondrefouché:celui qui a survecu (comme talleyrand) à de nombreux gouvernements pour etre ,entre autres ,ministre de la police de napoleon...
Signaler Répondreje trouve cet article très intéressant 🙏
Signaler RépondreDire que c’est un Brianconnais à l’origine de l’agrandissement de Lyon me plaît beaucoup.
merci
merci, vraiment passionnant.
Signaler Répondremerci pour ce reportage très interessant
Signaler Répondrebonne journée